L'animal dans le fossé

Arnaud Théval, document-collection 2 N°59 (2020)
Arnaud Théval, document-collection 2 N°59 (2020)

L'animal m'accompagne de façon bien étrange et sans que je m'en aperçoive depuis l'enfance. Mais son émergence dans ma pratique artistique est totalement fortuite. Tout commence au nord de Marseille, enfin en apparence. En revenant sur le «  terrain  » des cités populaires, me reviennnent des souvenirs de mon enfance aux pieds d'immeubles à la lisière de la ville. Au delà des sensations d'enfermement et d'ennuis produites par ces architectures hors-sol se mêlent d'autres micros histoires de liens avec des animaux, souvent malmenés par l'urbanisation galopante de la fin des années 70.

L'attrait pour l'animal tapi dans le fossé remonte depuis les sous-terrains de ma mémoire. Longtemps, nous nous sommes promenés avec mes parents sur les chemins de la petite campagne. À mesure que je grandissais, ces mêmes chemins devenus familiers me paraissaient ennuyeux. Pour autant quelque chose agitait en moi une insatiable curiosité. À chaque balade, mon attention était attirée vers le bas côté du chemin, par des bruissements étranges ou des craquements soudains. Mon corps tout entier était alors mobilisé dans une attitude d'observation. Mes yeux scrutaient les fourrés, attentifs au moindre mouvement et mes oreilles à l'écoute de la répétition potentielle du bruit. Bien souvent, le hasard me faisait découvrir des myriades de sauterelles, des mantes religieuses, des lézards, des araignées, des mulots, des reinettes, des phasmes, plus rarement des hérissons et souvent rien du tout. Ces bruits dans les fossés ont contribué à fabriquer chez moi une attitude de chercheur, un goût pour la curiosité, une attirance pour ces présences animales cachées. Bien des années plus tard, mon père me révéla sa ruse pour me faire avancer sur les chemins. Il avait dans ses poches des petits cailloux qu'il jetait discrètement dans le fossé.

Extrait du texte L'enfant, la mort et l'animal (2020), édition Centre Photographique Marseille.
Voir les recherches Trompe la mort, Le chant des réserves

Arnaud Théval Le chant des réserves (2019) Centre Photographique Marseille.
Arnaud Théval Le chant des réserves (2019) Centre Photographique Marseille.

L'anecdote pourrait en rester là si je ne la mettais pas en perspective avec la construction de ma pratique artistique, disons de ma figure d'artiste. Comment ne pas y voir une métaphore de ce pas de côté qu'invitent à faire les démarches artistiques à une société habituée à normer et à penser de façon linéaire. Ainsi mon attrait pour les creux dans les bas côtés du chemin commence là. Bien sur, je ne suis pas devenu artiste par ce jeu que me proposait mon père, lui-même artiste et philosophe. Il m'a fallu un certain temps pour construire mon geste professionnel, mon attitude artistique singulière, assumer en quelque sorte pleinement cet héritage...dont le premier geste que je repère est comique, convenons-en.

Si je regarde dans mes différents travaux, l'animal se tapie ici et là et s’immisce de plus en plus jusqu’à prendre une place importante. Il s'agit de regarder à nouveau sur le bas côté pour voir ce que je ne voyais pas dans ma relation au monde, disons dans ce que je n'explorais pas dans mon propos artistique. L'animal révèle une autre forme d'altérité, une autre attention pour penser cet autre. Il est, pour beaucoup d'entre nous, notre première expérience de la mort. Il révèle des porosités inattendues là où on pense contenir les différentes formes du vivant. Il déplace nos expériences de l'autre, il bouscule nos barrières intimes.

Arnaud Théval et Pauline Boyer L'animal me garde (2021), film. Centre Photographique Marseille.
Arnaud Théval et Pauline Boyer L'animal me garde (2021), film. Centre Photographique Marseille.

Le film «  L'animal me garde  » se faufile dans les méandres de nos relations aux figures animales. Ma pensée s'est développée à partir de rencontres dont le prétexte fut leurs présences (domestique, imaginaire, sauvage), puis construite par d'autres lectures et regards (philosophiques, artistiques). Les représentations de l'animal habillent nos vêtements, nos emballages alimentaires, elles décorent nos murs et se font domestiques pour notre plus grand bien. J'ai découvert que l'animal, en étant une autre figure de l'altérité, devient celui que l'on sauve et qu'enfant on voit disparaître dans une première rencontre avec la mort. En enquêtant sur les chemins composites des imaginaires populaires, je me suis découvert dans ma propre relation à l'animal. Ma tendresse pour leur fragilité semble paradoxalement mettre à distance la mienne. Nos échelles de vie sont si différentes que mon attachement à eux paraît indéfiniment reconductible et périssable en même temps. Pourtant dans nos récits d'avant, ils occupaient en plus grand nombre et physiquement les lisières de nos vies. Un peu comme si l'animal était un gardien du temps, l'ultime témoin silencieux de nos cheminements vagabonds.

À l'hôpital, il sert de support à l'imaginaire de la lutte contre le cancer, longtemps incarné par St Georges montant un cheval et terrassant un dragon. Le cancer en latin signifie crabe, représentation animale nous rongeant de l'intérieur. Impossible aujourd'hui de mourir avec son animal domestique à ses côtés, l'hôpital et ses contingences hygiénistes repoussant ces relations là. Pourtant, combien d'histoires d'animaux s'invitant dans les récits, sous forme de totems ou s'incrustant dans les architectures pour y  nicher.

Arnaud Théval Guerre-guérison (2018), photographie sur dibon 160 x 210 cm.
Arnaud Théval Guerre-guérison (2018), photographie sur dibon 160 x 210 cm.

Mauve chauve-souris
Dans la salle des transmissions, il finit par me dire qu’il n’a jamais bu autant de champagne qu’en soins palliatifs ! On y fête les mariages et les anniversaires, en se doutant que ce seront les derniers. 
L’ivresse est peut-être un biais nécessaire à la tristesse, une façon d’avaler l’empathie qui s’accumule. Du couloir, une voix chevrotante appelle, une infirmière sort rapidement. Son ton à elle est ferme et elle pose des questions claires.
« Vous sentez-vous confus ? – Oui je vois ma femme, répond le vieil homme ». Elle le raccompagne dans sa chambre et vient immédiatement confier son récit au médecin. Celle-ci préconise de baisser la morphine pendant deux heures puis d’en remettre, à une dose moindre. Le son des doigts sur le clavier, et le geste médical est consigné par des chiffres rentrés dans l’ordinateur. La petite salle est agitée par le va-et-vient des blouses blanches, provoquant chez moi un léger étourdissement.
Sous morphine, les apparitions sont fréquentes, souvent des bêtes grimpent au plafond. Le patient déclare au petit matin que pendant la nuit, des chauves-souris ont tourné au dessus de son lit. L’équipe s’en amuse, incrédule. Mais lorsque la nuit revient, l’infirmière a la berlue en découvrant une nuée de petites chauves-souris tournoyant dans l’espace de la chambre. Aucune drogue n’est plus puissante que la réalité d’un vivant venant se nicher dans le caisson d’un volet roulant.

Extrait du livre « Hôpital cherche Nord » (2021), édition Dilecta, Paris.
Voir Guerre-guérison, Le chemin de sa personne 

Arnaud Théval Tenir, caché (2011-2012), CHU de Nantes.
Arnaud Théval Tenir, caché (2011-2012), CHU de Nantes.

En prison, les oiseaux nichent dans les concertinas, les serpents se glissent sous les portes. Et quand une forêt s'invite dans les imaginaires, elle charrie son flot d'animaux sauvages vivant à la lisière de nos vies. L'animal s'invite sur toutes les peaux, qu'elles soient habillées d'un uniforme ou pas. Il n'est plus utile de tenter d'effacer son tatouage de tortue sur l'avant bras pour travailler en prison. Nous ne cachons plus nos identifications, nous retenons encore de partager cette sensibilité là ? Les surveillants et l'institution pénitentiaire habillent leurs écussons d'animaux divers, la police souvent d'animaux féroces et sauvages...

Arnaud Théval La prison enforestée (2020), Maison d'arrêt de Draguignan.
Arnaud Théval La prison enforestée (2020), Maison d'arrêt de Draguignan.

Dans la cour bleue du quartier arrivants, l’équipe fait sa dernière promenade, les yeux vaguement dans le vide, comme s’ils étaient face à une mer plane. Dans cette illusion d’un horizon, ils pensent à leur journée, un peu défaits par le poids des difficultés que semblent porter avec eux les nouveaux arrivants. Lassé de tant de lourdeur un guépier s’envole, laissant les surveillants à leur île. Ils attendent pour partir que la lumière s’allume sur la nuit, c’est automatique. D’autres volatiles restent tapis entre le bleu et le noir, la discrétion est leur élégance. L’équipe de nuit est prête, la chaleur de la journée laisse place peu à peu à la moiteur de ce début de soirée. Lors de la tournée des œilletons, certaines coursives se transforment en forêts imaginaires. Des hurlements mimant des animaux jamais croisés par ici s’échappent des cellules, et le surveillant, seul, parcourt la coursive méchamment ensauvagée. Par habitude il maîtrise sa peur. Dans la forêt limitrophe, contrairement aux voisins des villas alentour, les animaux se sont accoutumés à ce vacarme. À mesure que la nuit avance, ils se faufilent. Pour le moment, aucune alarme ne se déclenche. Les sangliers s’enhardissent aux abords de la porte d’entrée : qui sait si l’un d’eux n’a pas déjà réussi à passer, furtivement ? Cette porte, dont le système d’ouverture se bloque, inquiète un peu le surveillant. Un faux contact a eu raison de la sécurité. Dehors, dans une obscurité que les lampes de sécurité ont rendue verdoyante, son collègue attend, il fume patiemment. Son aspiration attise les braises de sa cigarette comme le sol en bitume retient la brûlure du soleil. Les chaleurs réconfortent. La nuit se consume doucement, dehors et dedans se mêlent, sans que personne n’y trouve à redire. L’homme sourit intérieurement en songeant à ce petit serpent retrouvé dans le vestiaire, et à cet autre, aplati et séché sous la porte. Le mauvais oeil ? Bah il s’en fiche, il fume tranquille. Le regard perdu dans la masse sombre des arbres, il entend quelques bruissements mais ne s’en alarme pas. Si la situation de panne s’aggrave, son collègue se servira d’une clef spéciale pour serrure à pêne dormant pour le faire entrer. Dans le hall, un autre surveillant attend lui aussi. Son visage se reflète dans la petite ouverture en verre de la porte. Quelque chose a bougé dans la cour d’honneur. Un chat noir s’enfuit vers les parloirs familiaux.

Extrait du livre « Prison lisière » (2020), éditions Dilecta, Paris.

Arnaud Théval Le tigre et le papillon (2019)Arnaud Théval Le tigre et le papillon (2019), La friche la Belle de Mai, Marseille.
Arnaud Théval Le tigre et le papillon (2019)Arnaud Théval Le tigre et le papillon (2019), La friche la Belle de Mai, Marseille.
Arnaud Théval La prison enforestée (2020), Maison d'arrêt de Draguignan
Arnaud Théval La prison enforestée (2020), Maison d'arrêt de Draguignan
Arnaud Théval Le tigre et le papillon (2016), école nationale d'administration pénitentiaire, Agen.
Arnaud Théval Le tigre et le papillon (2016), école nationale d'administration pénitentiaire, Agen.
Arnaud Théval Invisibles (2007-2013), L'éclectic Nantes nord.
Arnaud Théval Invisibles (2007-2013), L'éclectic Nantes nord.