La cloison, le chantier des archives

Arnaud Théval La cloison, le chantier des archives (2008), Zédélé éditions. © Christophe Pit.
Arnaud Théval La cloison, le chantier des archives (2008), Zédélé éditions. © Christophe Pit.

La cloison, le chantier des archives
Photographies d'Arnaud Théval
Textes d’Emmanuel Hermange, historien et critique d’art et de Jean-Yves Petiteau, sociologue
288 pages, format 14,5 x 19 cm
320 photos couleur, broché, couverture souple avec rabats
graphisme du livre : Jean Depagne, Anima productions
Zédélé éditions, Brest
2008

Épuisé

La cloison, le chantier des archives (2008), Zédélé éditions. © Christophe Pit.
Arnaud Théval La cloison, le chantier des archives (2008), Zédélé éditions. © Christophe Pit.

Un livre conçu comme l’index de la situation de l’artiste dans le chantier (2005-2008)
Pendant près de trois ans, Arnaud Théval a suivi la réhabilitation des Archives départementales de Loire-Atlantique. L’artiste a régulièrement visité le chantier pour rencontrer le personnel et les ouvriers, leur proposant au passage de les photographier de dos, tournés vers leur espace de travail. Ces photographies sont accompagnées de notions écrites par un critique d’art et un ethnologue, questionnant la représentation des corps à travers l’histoire de l’art, ou mettant en lumière le travail des archivistes. En l’absence d’un sommaire et des numéros de page (remplacés par les dates de prise de vue de chaque photo), le livre invite à se perdre dans ce dédale de portraits et de notes, et à pénétrer un lieu habituellement clos, pour saisir, au plus près des corps et de l’activité intense qui y règne, les particularités de deux univers en mouvement.

La cloison, le chantier des archives (2008), Zédélé éditions. © Christophe Pit.
Arnaud Théval La cloison, le chantier des archives (2008), Zédélé éditions. © Christophe Pit.

Le livre La Cloison, le chantier des Archives a été conçu comme l’un des états possibles d’un chantier en tant que situation. C’est-à-dire un site traversé par une fonction (la conservation des archives), un projet (une nouvelle architecture) et divers enjeux socio-politiques (l’accès aux Archives facilité pour le public, la relation aux acteurs du projet, du côté des archives et du côté du chantier, ou le suivi du chantier confié à un artiste).

La cloison, le chantier des archives (2008), Zédélé éditions. © Christophe Pit.
Arnaud Théval La cloison, le chantier des archives (2008), Zédélé éditions. © Christophe Pit.

L’intention de transférer cette situation dans un autre site qu’allait devenir le livre nous a conduit à chercher une relation particulière entre photographie et texte. Partis de l’intention de faire de ce livre un index du chantier, sur le chemin de nos réflexions, nous avons rencontré le dictionnaire encyclopédique, la notice en particulier, élément qui constitue le cœur de son économie. A partir de ce format, très distinct de l’essai, les textes ont été moins envisagés à partir d’une fonction d’interprétation que comme éléments chargés d’un rôle propre dans une alternance avec les photographies publiées en séquence. Par cette alternance, la situation du chantier se réinstalle dans le livre. A l’issue de plusieurs visites en compagnie d’Arnaud Théval, Jean-Yves Petiteau, ethnologue, a prélevé des éléments du contexte. Pour sa part, Emmanuel Hermange, critique d’art, a élaboré un jeu de résonances à la fois historiques et contemporaines tant avec les photographies qu’avec la situation produite par l’artiste.

La cloison, le chantier des archives (2008), Zédélé éditions. © Christophe Pit.
Arnaud Théval La cloison, le chantier des archives (2008), Zédélé éditions. © Christophe Pit.

Extrait des notices d'Emmanuel Hermange, historien et critique d'art.

Classement
Le dos est commun à l’homme, à l’animal, à la cuiller, à la colline, au chèque, ou encore au livre, que d’aucuns, dans ce cas, confondent souvent avec son opposé, la tranche. Tandis que le dos commence à parler du livre, de son contenu, la tranche, elle, reste muette. Les dos de femmes et d’hommes exposés au milieu d’espaces clos, et réunis dans une succession de pages, ressemblent aux livres tels qu’ils apparaissent sur les rayonnages d’une bibliothèque, tels qu’ils dialoguent entre eux à travers les auteurs, les titres et les maisons d’édition. « Le dos est envisagé comme la partie postérieure du tronc, quand la personne est vue de face ; il est alors souvent considéré comme une surface. » (TLFI) Le dos est le lieu du classement, de l’archivage. « Dossier », formé au XIIIe siècle, désigne, au XVIIe, « une liasse de pièces qui porte une étiquette au dos ». Le dos est une surface d’inscription qui résiste à la dispersion. 

La cloison, le chantier des archives (2008), Zédélé éditions. © Christophe Pit.
Arnaud Théval La cloison, le chantier des archives (2008), Zédélé éditions. © Christophe Pit.

Percevoir et être perçu
Au Salon de 1872, le jury refuse deux toiles de Courbet : un plat de pommes et une femme vue de dos. « Sa femme vue… de dos, commente Barbey d’Aurevilly, qui a l'air de faire quelque chose ; mais quoi ? C'est inquiétant avec M. Courbet ! » Sous le ton railleur, la critique semble dire ici qu’elle supporte mal ce qui se soustrait à son système d’interprétation, ce qu’elle ne peut passer au crible des grands récits avec son répertoire de gestes et d’expressions, ses typologies morale et sémantique. Soit deux tableaux de Pieter de Hooch : Femme buvant avec deux soldats (1658, Louvre) et Femmes buvant avec deux hommes, et une servante (vers 1658, National Gallery). Dans l’un, l’ivresse explicite que dénote le visage de la femme détermine une lecture morale univoque de l’œuvre, tandis que dans l’autre, où la femme est représentée de dos, debout, le verre à la main, devant deux hommes assis à une table, l’absence de visage suspend l’interprétation. [Todorov] Au cinéma, dans les années 1920, l’articulation ostentatoire de paroles est souvent interdite aux acteurs, cela fait mauvais genre. Lors du corps à corps tragique qui oppose le Dr Schön et Loulou dans Die Büchse der Pandora (1929), Pabst fait dialoguer les acteurs le dos tourné à la caméra. [Blonde] L’homme de dos comme équivalent et prolongement du muet, comme fondement ontologique de ce cinéma, c’est l’hypothèse de Beckett dans Film (1965). Buster Keaton sort de l’oubli pour jouer dans un film construit sur le principe d’un placement précis de O (« Object ») par rapport à E (« Eye », la caméra) : « Jusqu’à la fin du film O est perçu par E de dos dans un angle qui n’excède pas 45°. Convention : O […] fait l’expérience de l’angoisse de l’état d’être perçu seulement quand cet angle est excédé. » (Beckett) De l’inquiétude de ne pas percevoir à celle d’être perçu, telle est l’amplitude de l’homme de dos, entre objet et sujet.

Extrait des notices de Jean-Yves Petiteau, sociologue.

Bruit
Ensemble de sons, d'intensité variable, dépourvus d'harmonie, résultant de vibrations irrégulières. Pour de nombreux employés le chantier a été insupportable, rendant toute concentration impossible. Des casques pour les protéger du son ont ainsi été distribués aux employés des archives qui subissaient directement les nuisances. Bruit reste un mot sans qualité, sa perception relève de la mesure. Écouter n’est cependant jamais une pratique objective. La perception du bruit dans la ville montre que l’intensité perçue varie du simple au triple si l’on en connaît ou non l’origine. Derrière l’apparente objectivité d’un constat, le mot est le plus souvent prononcé avec humeur, pour qualifier une réaction de défense ou de rejet. Le bruit est perçu soit comme une atteinte à l’intimité – c’est l’extérieur qui pénètre chez soi ou qui traverse les cloisons qui nous protègent – soit comme l’évocation d’une présence mystérieuse, étrangère et angoissante parce que non totalement reconnaissable. L’emploi métaphorique du terme est une conséquence de sa portée négative. Le bruit ne s’oppose pas au silence, mais au son, écho d’une qualité identifiable. Il y a bruits et bruits : dans les bureaux et travées, les petits transistors accompagnent souvent les employés. Il y radio et radio : les transistors des archivistes ne développent pas la même intensité que ceux des ouvriers de l’autre côté de la cloison.