Quand l'art se mêle de liberté
Arts visuels en prison
Récit de la journée d’étude au musée des Confluences à Lyon
Texte de l'auteur
128 pages, format 16,5 x 23 cm
broché
Graphisme : Nathalie Aubron et Juliette Bailly
Éditions Dilecta, Paris
2021
L’enjeu de la mise en récit de la prison par le prisme de l’art ou des ateliers de pratique artistique en prison est double. D’abord parce que l’art est intrinsèquement, ou culturellement plutôt, un espace d’émancipation et de libération par la création de mots, de formes et d’attitudes, et qu’il a cette capacité inouïe de faire émerger depuis l’expérience du sensible des images nouvelles du monde, in-vues ou impensées. Ensuite parce qu’il produit des images alimentant notre imaginaire des espaces que nous vivons, que nous traversons ou que nous ignorons. En cela il détient une force : celle de nous déplacer.
Pas moins que les autres, les artistes sont de leur temps, ils sont traversés par les mêmes peurs, les mêmes fantasmes et les mêmes certitudes que les autres citoyens. En cela, la mise en récit qu’ils font de la prison est d’emblée un récit politique, pris malgré eux dans les attendus et les codes des cultures qui les animent et les commandent. Lors de cette journée d’étude, nous nous questionnons, à partir de travaux issus de rencontres en prison, sur la manière dont les artistes, les personnes détenues, les personnels pénitentiaires et les institutions culturelles peuvent conjuguer leurs grammaires si différentes.
Arnaud Théval, artiste
Avec les participations de :
Karim Kal, photographe, Julien Bernard, directeur au centre pénitentiaire de Villefranche-sur-Saône, Malika Mihoubi et Loïc Xavier, photographes, Matilde Brugni de Stimultania, Sandrine Lebrun, directrice de l’école municipale d’Art de Chambéry, Élodie Morel, médiatrice culturelle, musée des Beaux-Arts de Chambéry, Régis Gire, chargé de l’action culturelle, musée d’Art contemporain de Lyon, Laura Vigo, responsable des publics et du développement, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie Joseph Déchelette à Roanne, Anne Verdier, artiste céramiste, Laureline Bucher, coordonnatrice culturelle du SPIP de Savoie. Dans le cadre de la journée d’étude « Quand l’art se mêle de liberté » au musée des Confluences à Lyon, co-organisée par la Direction régionale des affaires culturelles Auvergne-Rhône-Alpes, la Direction interrégionale des services pénitentiaires de Lyon et le Conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes.
Extraits
Mémoire d'aveugle
(...) Dans la salle, comme dans beaucoup d’autres, nos échanges au fleuret sont élégants, les acteurs habiles et sensibles. Ici les ignorances sont moindres, ils évitent le sensationnel ou le larmoyant. Autour de la table, je ne vois pas là des prestidigitateurs enfumant l’administration (d’autres sont plus efficaces dans la fabrication d’une illusion), non, plutôt des artistes traversant un espace dont les contours leur échappent, dont la dimension politique leur glisse parfois entre les doigts. Cette traversée est pour eux souvent la première, forcement lacunaire. Pourtant (pas eux, pas ici) souvent cette unique fois fait l’objet d’une charge de liberté contre l’oppression. Farces et attrapes.
Je rigole un peu de voir à quel point la question politique se tapit dans l’ombre de nos échanges. Voilà plus de quinze ans que je flirte avec, que j’agite l’espace social de nos institutions pour le réveiller, ce politique, celui qui échappe tant à l’art de la période. Je tente de déplacer quelques assignations, ces clichés que nous auto-construisons ou que les autres construisent pour nous et qui nous enferment, nous empêchent. Voilà bien une épreuve vaine, pensez-vous. Pas si sûr. La prison ou plutôt l’institution pénitentiaire est l’institution la plus clivante, la plus obscure et celle qui prête au plus de suspicion quand on travaille avec elle. C’est l’un de mes terrains de recherche artistique, celui avec lequel j’ai construit patiemment des affinités en me défaisant de mes ignorances et autres croyances issues du flot des banalités sur le sujet. (...)
p13
Angoissantes porosités
(...) Son procédé technique fait disparaître l’arrière-plan en créant cette forme noire, il nous interroge sur ce qu’est la perspective. Son projet s’appelle L’Issue, il se déploie en prison, dans une cité et dans un hôpital psychiatrique à l’invitation de "Veduta" de la Biennale d’art contemporain de Lyon. À ma question sur ce qu’il voit dans cette image, le directeur adjoint de la prison me répond : « Un peu d’imaginaire dans un espace de travail et des possibilités. Les masques et la disposition du bureau peuvent être une ouverture. Après, il y a l’absence de perspective qui rend angoissante la photographie. » Angoissante photographie, Karim ? « Oui, ça va transcrire un sentiment général que j’ai par rapport à la question de la mise à l’écart de certaines populations et effectivement ça crée une forme d’inquiétude générale sur ce qu’est notre société. » i j’ai retenu cette image-là, c’est parce que c’est un bureau du personnel, et à propos de porosité entre les détenus et les conditions du travail des personnels, est-ce que tu fais un lien u est-ce que tu sépares ? « Je fais un lien direct parce que les premières fois que je suis rentré dans une prison, j’ai vraiment eu le sentiment d’être incarcéré, de subir la violence et la radicalité de l’institution, ça a été immédiat. Tu évoques ce choc carcéral, oui je pense que tout le monde est enfermé, le personnel comme les détenus. » lors c’est ce que dit le personnel, qu’ils ont pris perpet’, contrairement aux détenus qui vont et viennent. « Oui, c’est un peu un poncif », répond le directeur de la prison Julien Bernard, « qui est répété à l’envi par des personnels. C’est plus de l’ordre de la raillerie ou de la confrontation virtuelle entre les personnels et les détenus. Cette phrase fait partie d’un symbole ou d’un comparatif, il y a pas mal de points de comparaisons peut-être même dans l’accès à la culture. Nous l’avons vu avec vos photos de tatouages (il évoque ma présentation en introduction des tables rondes) et d’autres choses, il existe des parallèles qui peuvent être intéressants dans ce milieu-là. »
p28
Laideurs, mensonges et tralali
(...) Qui sont ces femmes, tantôt joyeuses chez Malika Mihoubi et Loïc Xavier, tantôt accablées chez Bettina Rheims ? Les mêmes, mais différemment prisonnières du regard du photo-graphe, bien responsable de ce qu’il décide de montrer. Aucune position n’échappe à ce diktat, nous choisissons à dessein sans faiblesse aucune, avec cruauté parfois, avec naïveté sans doute, mais toujours animé par cette croyance de révéler l’autre, tandis que c’est probablement l’altérité qui se montre dans ces portraits. Imparable. Ni l’une ni l’autre n’aura photographié la prison, mais des corps extraits de nulle part. Juste les mots « Détenues » ou « Femmes en prison » établiront au début du récit la façon de nous projeter dans leurs yeux. Si le créateur projette à ce point sur les corps, il est entendu qu’il en va de même pour les lieux qu’il choisira de montrer de la prison ou pas. Ainsi de suite sur les contenus de la prison, allons, pas la peine de prendre ombrage, c’est un constat. Certains sont pris dans des registres de postures qui fer-ment sur elle-même la possibilité de voir tout. Faut-il tout regarder et au profit de quelle autre idée ? Celle de convenir que, malgré sa violence ou son absurdité intrinsèque, la prison travaille là où la société échoue – au risque de produire un semblant de justification ? De constater que dedans, les rapports humains et les dispositifs ne sont pas tous déficients, voire l’inverse, au regard d’une société intolérante – au risque d’accepter qu’une forme de violence est nécessaire parfois ? De constater que malgré le grand récit une multitude d’autres sont à l’œuvre, inaudibles. Beaucoup trop complexes pour se déployer à l’endroit où se plient les convenances. À nos souhaits.
p36
Brutes et victimes à la fois, c’est tentant de résumer comme ça
Quand ils arrivent à la prison, ça va, maintenant ils sont bien identifiés. En même temps, elle me dit que ce qui la bouge vraiment, c’est que rien n’est pareil d’un jour à l’autre. Tantôt tel surveillant est super engageant, tantôt l’autre est renfrogné. L’aléatoire et la surprise sont les deux chevaux de l’attelage en prison. Elle sait plus trop sur quel pied danser, les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation sont débordés, les surveillants peu disponibles et quand elle envisage de les associer à un projet, la directrice du Service pénitentiaire d’insertion et de probation l’en issuade Oubliez, ils ne voudront jamais. Elle ne lâche rien, accompagne les artistes qui arrivent les yeux écarquillés avec leurs projets pour une plongée en apnée dans les récits des détenus. D’une frustration l’autre, pas facile de se faire fouiller son matériel, on est artistes quand même, pas des bandits, faut voir. Ils n’ont de liens en prison qu’avec les détenus, se positionner entre empathie et prise de distance est un exercice d’équilibriste. Souvent, le dispositif carcéral ne fait pas attention à leur fragilité, bing un coup dans le nez. Ça émeut, je peux en parler. Mais les compromis de dingue comme il dit, ça fait serrer les dents. Il a l’impression, non la certitude, de rencontrer des victimes d’une société pratiquant l’exclusion sociale, les pauvres dehors. Il n’a pas complètement tort. (...)
p63
Amateur encellulé cherche musée pas amnésique
Les institutions culturelles et l’administration pénitentiaire se connaissent-elles suffisamment pour engager une coopération ? Rien n’est moins certain au regard des mots ponctuant les récits des acteurs inventant les conditions pour y construire des ateliers ou exposer les travaux menés en prison ou encore pour valoriser une œuvre créée par un artiste. Sans la circulaire Culture-Justice n’indiquant pas la marche à suivre, sans cette in-jonction par le droit de permettre aux détenus d’avoir accès à la culture, les acteurs culturels seraient-ils sur ce terrain-là, sur cette économie de projet-là ? Situation captive, légitimité à s’adapter ou encore inconfort constituent la trame de fond de la relation. Cette deuxième table ronde invite à se pencher sur la relation ambivalente entre les collections mises à l’écart de la folie des hommes et ces personnes détenues mises à l’écart de la cité. Si le musée protège et anoblit les productions symboliques des hommes, nous nous questionnons sur son rôle quand il se préoccupe de ces créations hors d’atteinte issues du lieu le plus reculé de la société qu’est la prison. (...)
p69