Tenir, caché

Arnaud Théval Tenir, caché (2015), Éditions Dilecta. © Christophe Pit.
Arnaud Théval Tenir, caché (2015), Éditions Dilecta. © Christophe Pit.

Tenir, caché
Texte et photographies de l’artiste
64 pages, 12 x 20 cm,
27 photos en bichromie, livre relié, cousu.
Graphisme : Justine Gaxotte
Éditions Dilecta, Paris
2015

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Tenir, caché (2015), Éditions Dilecta. © Christophe Pit.
Arnaud Théval Tenir, caché (2015), Éditions Dilecta. © Christophe Pit.

Longtemps je me suis demandé ce que je ne voyais pas. Peut-être me dérobais-je face à mes propres inquiétudes ? Confronté à une organi­sation incompréhensible, je naviguais dans un quotidien étrange et proche, heurté et indifférent à la fois. J’ai appris, écouté, entendu, regardé les équipes et leurs relations aux patients, en me demandant si celles-ci influençaient leur façon d’être. Je me suis longtemps étonné de l’espace public de l’hôpital et de ses immenses couloirs semblant inoccupés. Du vide qui se remplit d’un coup. Après être resté là longuement, j’ai recherché ce que l’on met de côté, ce que l’on ne dit pas. J’ai été frappé par cette détermination de chacun à être précis dans le récit de son rôle et à se situer dans l’ensemble. Il ne faut pas trop s’affirmer comme individu et en même temps être là, bien soi. Tenir, caché est un aller-retour instable entre la distance qu’imposent les gestes du soignant et son désir de marquer quelque chose ici. Au fond des poches et au bout des phrases, des objets détournés, des mots mélangés disent une intime résistance de ce désir d’individu, malgré les risques encourus et un univers de travail qui se lisse règle après règle.

Tenir, caché (2015), Éditions Dilecta. © Christophe Pit.
Arnaud Théval Tenir, caché (2015), Éditions Dilecta. © Christophe Pit.

Sa souffrance à venir
Il existe un lieu public dans lequel il ne fait pas bon être. Nous taisons nos séjours. Un lieu où circulent les rumeurs et les angoisses issues de nos peurs collectives. Il pose un grand drap blanc entre nous, nos corps, nos peurs et le reste de la ville. Affirme la maîtrise des soins et abrite secrètement, honteusement nos fins de vie. Cet endroit ouvert, traversable, constitue un espace aveugle. C’est pourtant le lieu de tous mais notre imaginaire y refuse toute projection autre que la peur. C’est souvent l’image de soi dans une situation éprouvante, parfois dégradée, qui apparaît. Personne ne désire se voir ainsi. Je ne comprenais pas pourquoi les discussions se fermaient très vite lorsque j’abordais ce projet sur l’hôpital.
Un ami m’éclaire en me racontant simplement l’histoire de celui qui ne veut pas entendre sa souffrance à venir.
Extrait du texte « Le récit, 2 »

Tenir, caché (2015), Éditions Dilecta. © Christophe Pit.
Arnaud Théval Tenir, caché (2015), Éditions Dilecta. © Christophe Pit.

Je recule
Ce jour-là, j’ai rendez-vous au bloc obstétrical, où l’on soigne les nouveau-nés. J’ai passé la tenue de rigueur pour entrer dans la zone. Habillé comme les autres, on ne me remarque pas. Moi, je vois d’abord le vide. Je m’avance dans un long couloir qui débouche sur une passerelle donnant accès aux blocs. Mon regard cherche. Et à travers les hublots les équipes s’affairent sur des corps tout petits. Certains attendent dans le couloir avant d’être endormis. Sur le tableau, des indications des opérations en cours. Ces corps inertes me font reculer. Je rebrousse chemin malgré l’envie de résister. Je décide de rester. Je rentre dans une grande salle lumineuse, dans laquelle une radio hurle ses standards. Je crois pouvoir souffler, mais c’est pire. Je suis dans la salle des réveils. Les corps arrivent les uns après les autres, intubés, inertes et commencent un réveil difficile. Certains vomissent. L’équipe en place est joyeuse, elle parle tantôt très fort, tantôt avec douceur. Je reste derrière un pilier, mon crayon à la main. Tout est normal, en fait. Sauf moi.
Extrait de : Trois courtes histoires

Le mensonge de l’idylle
En croisant les agents hospitaliers dans les couloirs, je ne me doute pas un instant des affrontements qui peuvent se jouer entre eux. Le masque médical contient mal certaines rancoeurs que la loi maintient pourtant à juste distance.« Je n’aime pas mentir mais parfois c’est mieux. Nous sommes les seules femmes maquillées, nous faisons attention à nos vêtements par respect pour les équipes en tenue. Nous ne pouvons pas parler des problèmes de naissances à des personnes qui n’y connaissent rien ! Je n’ai pas envie d’émettre de mauvaises images. C’est normal d’avoir une vision idyllique de l’accouchement. Lors d’une soirée tonus, des internes avaient fabriqué de fausses flammes en papier qu’ils avaient disposées avec des lumières devant les fenêtres. Quelqu’un qui passait dans la rue a paniqué et appelé les secours. Le fait que nous ne puissions pas dire aux autres ce que nous faisons ici, c’est dur. Nous ne pouvons pas partager. Il travaille avec l’autre mais il y a le rite de l’affrontement, un classique sur le territoire, surtout dans les zones de croisement. Il y a beaucoup de femmes qui viennent seules et qui n’osent pas parler. »
C’est inhabituel, nous nous retrouvons à une petite dizaine autour de la table pour parler des raisons profondes qui les ont conduits à choisir ce service. L’engagement s’exprime différemment selon les âges. Je suis choqué par les récits d’agressions qu’ils subissent de façon répétée. Alors qu’ils me disent taire les spécificités de leur métier dans leur famille même, je me demande si la peur gagne du terrain sur la loi.
Extrait de : Nouvelles de l'hôpital (29 textes)