CAMBO Le Festin

Arnaud Théval Accident artistique, document (2021) CAMBO, Le Festin
Arnaud Théval Accident artistique, document (2021) CAMBO, Le Festin

La ville qui aimait l'art
Texte d'Arnaud Théval
Revue CAMBO, N°20
Cahiers de la Métropole Bordelaise (a-urba)
Dossier sur l'art et la ville coordonné avec François Péron, urbaniste
Le Festin
2021

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Dossier La ville qui aimait l'art ? CAMBO (2021), Le Festin, Bordeaux
Sommaire du dossier La ville qui aimait l'art ? CAMBO (2021), Le Festin, Bordeaux 

Rien ne semble plus éloigné que ces deux entités que sont l’art et la ville ; l’une parlant à chacun au creux de son émotion et l’autre invitant les citoyens à la vivre au mieux. Pourquoi donc vouloir faire se conjuguer ce qui a priori est contraire ? À moins que la relation d’intimité à l’art (à la beauté ?) ne requière un débordement de la sphère du privé et qu’il faille absolument que la sphère publique accueille du sensible visible pour le plaisir de tous. Rien n’en est moins sûr car l’art n’est pas consensuel (mais il peut le devenir), et lorsque ses formes plastiques s’installent durablement dans le paysage, elles agacent, dégoûtent, suscitent l’admiration, au pire elles sont ignorées. Pourquoi alors nos institutions publiques tentent-elles l’aventure de l’art dans l’espace urbain ? 

L’art public
L’évolution historique des formes artistiques dans nos villes est depuis un demi-siècle une bataille à la fois esthétique et politique. L’histoire de l’art, de sa pensée et de ses formes semble avancer tant et si vite que notre société ne la perçoit plus ou alors en l’ancrant dans un imaginaire d’un siècle passé. Nos élus hésitent ou s’engagent pour fabriquer avec l’art des icônes de leur cité, des totems sur leurs places publiques. Tout est affaire de mesure de la prise de risque… Les citoyens observent d’un œil critique l’intrusion autoritaire d’œuvres dont le sens, le message (en faut-il ?) et les formes intriguent. Nos institutions usent de stratégies de médiation pour convaincre, avec des outils de mise en lien des œuvres et de son public (existe-t-il ?) dans la ville. Et puis, le temps de l’excitation de la rencontre entre l’œuvre et son territoire passe, le temps fait son œuvre, il ruine les formes et érode les paroles vindicatives. C’est comme ça, ça a toujours été le fait du prince, diront les mauvaises langues. Et si celles-ci avaient raison de penser qu’il faille agir autrement, mais pas pour les bonnes raisons (celles d’arrêter et de ne rien faire, c’est trop triste) ? Et si nous écoutions plutôt ceux qui tentent des aventures d’œuvres d’art en impliquant les citoyens dans le dispositif de concertation ? Encore, me diriez-vous, déjà lassés d’un participatif galvaudé et instrumentalisé… Mais si l’art est dans l’espace urbain, si le partage du sensible, pour paraphraser Rancière, est une revendication politique d’une action publique, peut-on continuer à ne pas penser démocratiquement son arrivée dans la ville ? 
L’art et le citoyen sont la première partie de ce dossier visant à comprendre ce qui relie l’objet déposé institutionnellement dans la ville à la question de l’art pour le spectateur. En clair, à quel moment ce que je vois est-il de l’art pour moi ? Au-delà de la rhétorique un peu basique du genre « j’aime pas », « ça coûte trop cher » ou « mes enfants en font autant », à quel moment « le spectateur de l’ordinaire » se trouve-t-il touché, déplacé par des œuvres dans sa ville et à quel dessein ? 

L’art du hors champ
Dans notre imaginaire, la pratique artistique requiert une forme de liberté à laquelle notre société prête des vertus d’exception sans trop en nommer les contours. L’artiste est un homme ou une femme vivant à côté du monde, un peu perché comme on dit pour le moquer, il ou elle n’a pas de limites. Tant et si bien que lorsque la figure de l’artiste sort de son atelier pour investir les murs de la ville, personne ne s’en étonne. Là, ça se gâte quand même un peu, on se fâche de voir que l’expression de l’homme ou de la femme libre vient heurter son mur, son espace privé, polluer son horizon de ses formes indigestes, de son verbe affreux et de ses signes abscons. Imaginez maintenant qu’en plus de peinturlurer les murs, ces derniers déposent ici et là des sculptures au gré de leurs envies. Un magnifique méli-mélo d’objets com-poserait nos paysages urbains, nos rues seraient des musées à ciel ouvert… enfin faut voir. Au-delà de l’aspect ludique de ce débordement de l’art dans la ville, se pose la question centrale de l’autorisation pour faire de l’art dans l’espace dit public. Si chacun peut se sentir légitime pour prendre la parole, la trace de celle-ci et son encombrement posent des questions de légalité. Mais l’art et sa noble représentation n’ont-ils pas besoin d’être reconnus, adoubés et institués pour être légitimes ?
Avec les artistes Mathieu Tremblin et Pierre Fraenkel nous questionnerons le droit de faire de l’art sur la ville que s’octroient des artistes, les problèmes que cela engendre et l’appropriation de ces formes par les institutions. Faut-il canaliser l’expression artistique pour que celle-ci soit bien vue ? Bien reconnue ? Autant dire que la manifestation du désir de l’art est une revendication salvatrice pour nos imaginaires, comme nous le raconte l’œuvre de l’artiste Fred Forest mais que l’expression hors des cadres se paye cher pour les artistes franchissant les limites du fameux pas de côté…

Dossier La ville qui aimait l'art ? CAMBO (2021), Le Festin, Bordeaux
Dossier La ville qui aimait l'art ? CAMBO (2021), Le Festin, Bordeaux 

L’art éternel ?
Ces différentes modalités d’apparition artistique sur et dans la ville se heurtent à la même usure ou destruction mais pas exactement avec la même violence. Sans doute que l’un des enjeux premiers de l’art dans la ville est sa capacité non seulement à s’intégrer (ça c’est valable pour n’importe quel bâtiment ou objet usuel) mais surtout à pouvoir être approprié. Mais comment rendre possible cette rencontre entre un univers personnel, intime d’une proposition artistique singulière et les potentiels bénéficiaires de cette dernière ? Nous sommes à la fois dans un moment où les enjeux symboliques en croisent d’autres, plus mystérieux et dans le moment de la construction d’un récit commun sur l’œuvre et de sa place. Hélas, il n’y a aucune recette mais quelques attitudes favorisant le possible partage de ce qui est proposé au travers de l’art. Nous rêvons, car bien entendu, personne n’a en réalité de temps à accorder à grand-chose en dehors de chez lui tant nos relations à l’espace urbain se sont lissées au fil des rénovations urbaines sanctuarisant les flux et le commerce. La ville est accueillante mais pas trop, ouverte mais sans plus. Comment s’étonner que le détachement général ne produise alors quelques violences ? Comment s’étonner que l’objet d’art qui n’est ni compris, ni aimé et encore moins approprié soit dégradé ? S’ensuit alors une cohorte de questions sur la réparation, l’entretien, la responsabilité… n’en jetons plus, la liste des inconvénients est plus longue que celle des plaisirs. L’entretien d’une œuvre pose une question fondamentale, celle de l’action et de la présence publiques à l’endroit d’un objet inutile. À l’heure où tout est compté, évalué, monétisé ou presque… Que faire de ce qui est gratuit et ne rapporte rien ? C’est bien un enjeu majeur pour notre société de consommation que d’accepter des objets sans spectacle ni rendement – en excluant ici les œuvres événementielles que Guy Debord aurait immédiatement intégrées à sa critique sur la société du spectacle. Mais si l’œuvre n’est ni un phare dans la nuit, ni un spectacle, peut-on s’émouvoir de sa disparition ? Pour conclure, peut-on en finir avec des œuvres d’art qui ne parlent plus à notre époque comme on en finit avec les statues des héros aux actions racistes ou autres méfaits que l’histoire a finalement récusés ? Si l’art est un patrimoine, doit-il indéfiniment occuper notre imaginaire sans qu’aucun renouvellement n’advienne ?
 

Ce dossier a pour fil rouge cette tension entre l’art, le politique et la ville. Les philosophes Christian Ruby et Alain Kerlan, les artistes Benoît-Marie Moriceau, Pierre Fraenkel et Mathieu Tremblin, les historiennes Pauline de La Boulaye et Marie Escorne, les urbanistes François Péron et Sophie Haddak-Bayce tentent d’y démêler les malentendus qui se nouent dans les discours des uns et des autres. Ils et elles cherchent à ouvrir des brèches partout où il est possible de faire cohabiter des imaginaires différents pour que lorsque l’art flirte avec la ville, la rencontre soit la plus belle, la plus incertaine… au profit des spectateurs parfois totalement ignorants de l’art mais totalement spécialistes de leurs espaces de vie. Ou comment l’art peut-il s’échapper d’une instrumentalisation quand il est invité sur l’espace potentiellement de tous ? Est-il cet outil-objet idéal pour penser des évolutions dans notre démocratie si verticale ? Nos invité·e·s nous aident à développer ces questionnements.
D’une parole didactique s’articulant à des concepts philosophiques laissant place à des expériences urbaines rejoignant une autre promenade philosophique pour déboucher sur un espace polémique, celui des engagements et du débat… Ce dossier tente de produire une pensée sur ces impensés ou mal-pensés ou laissés-pour-compte de nos politiques publiques, en composant un récit des modalités à imaginer encore et encore pour fabriquer du commun à partir de nos divergences sensibles. Et quoi de mieux que l’art pour bien se disputer, si la dispute est bien le début de la fabrication de la cité ! J’écris en pensant à nos multiples réunions, celles qui ont fait émerger cette ligne éditoriale. Ce titre me vient subitement comme une « ironie désirable ». Un peu idiot, je me demande quelle serait cette ville qui aimerait l’art. François Péron est urbaniste à l’a-urba et je partage la composition de ce dossier avec lui depuis maintenant six mois. Parfois, les débats qui agitent la petite équipe qui s’est constituée pour la revue révèlent la complexité d’un sujet qui mêle les affects, les esthétiques et les positions professionnelles. Le désordre de l’art réveillerait-il les réticences chez les penseurs de la ville à accueillir les débordements des cadres institués ?
Arnaud Théval, artiste