Le chant des réserves
Photographies et textes de l'artiste
Centre Photographique Marseille
"La cage aux oiseaux", résidence sur les quartiers nord.
2019
Pour cette commande, l'épineux problème est celui de ne pas reconduire les mêmes propositions standardisées sur les grands ensembles d'habitations populaires et leurs habitants. Où se situer sans être manipulé par des stéréotypes parfois attendus, ou alors générer soi-même une forme artistique prise entre deux croyances, souvent cataloguée dans un hors-champ de l'art ? Mal vu, pas vu...le malentendu est persistant. À l'instar des animaux en montagne, comment créer des chemins de traverses ou emprunter ces lignes de désirs urbaines pour répondre à la commande sans s'y perdre ?
L'idée que je me fais d'une ville se trame dans mon imaginaire irrigué par des clichés de tout poil. Il y a ces images hypnotiques, violentes ou poétiques sur les quartiers du nord de Marseille, dont certaines me renvoient à ma propre enfance au pied d'immeubles à la lisière d'une autre ville. L'image de l'oiseau en cage me revient comme une sensation d'enfermement et d'ennui au pied de ces architectures verticales. En même temps, une autre mémoire fait surface, celle d'un attrait pour l'animal tapi dans le fossé des promenades d'alors. Sur la route des quartiers nord, je retrouve les amorces de chemins oubliés.
Ma pensée s'est développée à partir de rencontres dont le prétexte fut leur présence (domestique, imaginaire, sauvage), puis construite par d'autres lectures et regards (philosophiques, artistiques). Les représentations de l'animal habillent nos vêtements, nos emballages alimentaires, elles décorent nos murs et se font domestiques pour notre plus grand bien. J'ai découvert que l'animal, en étant une autre figure de l'altérité, devient celui que l'on sauve et qu'enfant on voit disparaître dans une première rencontre avec la mort.
En enquêtant sur les chemins composites des imaginaires populaires, je me suis découvert dans ma propre relation à l'animal. Ma tendresse pour leur fragilité semble paradoxalement mettre à distance la mienne. Nos échelles de vie sont si différentes que mon attachement à eux paraît indéfiniment reconductible et périssable en même temps. Pourtant dans nos récits d'avant, ils occupaient en plus grand nombre et physiquement les lisières de nos vies. Un peu comme si l'animal était un gardien du temps, l'ultime témoin silencieux de nos cheminements vagabonds.
La chant des réserves
8 tirages photos format variable
Un texte «Le chant des réserves», affiche.
10 récits-collages Correspondances des élèves du lycée St-Éxupéry.
Projection d'une série de 45 dessins d'animaux réalisés par les lycéens
Regarder l'animal
Dans les forêts obscures de notre imagination, terrés aux fonds de nos souvenirs d'enfance, l'animal agite des inquiétudes irrationnelles. Récits réels et fictifs abreuvent cette peur que peu d'entre nous avons réellement éprouvé. Peut-être est-ce pour digérer ces inquiétudes que nous avons intégré dans notre langue des expressions qui ridiculisent l'animal pour l'assigner au plus loin de nous. En même temps, nous n'avons de cesse de le figurer partout sur nos vêtements, dans des objets et sur nos peaux.
Dans nos cités, l'animal habite à tous les étages, dissimulé entre les pages d'un livre, entre les photos souvenirs, dans la malle à jouets de l'enfance et dans les histoires de nos proches mais ce sont pourtant les visites au Muséum d'histoires naturelles qui nous offrent cette illusion d'un rapprochement ; tandis que modes d'expositions orchestrent nos relations au vivant et à nos frayeurs selon les époques.
L'effroi est réel dans les yeux de ces adolescents intrigués par mon invitation à revenir sur ce lieu de l'enfance. En croquant et en photographiant ces souvenirs de leurs peurs, ils réactivent des histoires enfouies. L'animal caché en eux, s'agite. ils l'avaient oublié. Dans leurs chambres, la nuit emporte avec elle leurs certitudes, dans leurs rêves tout se renverse : l'agitation saisit leurs corps quand le souvenir lointain d'une peur cachée prend la forme d'un animal aperçu dans la journée. Sous l'œil amusé du chien, gardien du passage entre la nature et le culturel, entre la mort et le vivant, nous divaguons. Dans le sommeil, la mort réveille le vivant et sans nuances, les deux chantent dans un état paradoxal mixant peur et confiance. Hors du monde, plus de séparations, seulement une autre correspondance.
Texte "La chant des réserves"
Le couloir baigne dans la douce lumière verdâtre d'un grésille insectes. Les moucherons entrés par effraction dans les lieux, finissent brûlés sur les lames métalliques. Nous avançons vers la première salle, la pâleur de nos visages est probablement due à la blancheur des néons. Les odeurs semblent neutralisées, rien de vivant ici. Aucunes effluves d'océan ne proviennent jusqu'à mes narines et pourtant, sur les étagères, une myriade de crustacés, de ceux que nous ramassions sur les rochers en bord de mer et ceux, invraisemblables, de tailles démesurées, qu'aucun d'entre nous, n'a vu.
Des monstres sous-marins sont là, figés dans la blancheur de leurs squelettes. Il faut s'accroupir, se tordre, se contorsionner, pour tous les apercevoir. Comme lors d'une pêche au fond des crevasses lors des grandes marées, mon corps se plie pour aller chercher avec les yeux ces monstres sidérants de beauté. Aujourd'hui il n'y a aucun combat à livrer pour les approcher.
Derrière nous, la porte refermée, l'eau s'engouffre dans l'obscurité de la pièce close. Leurs carapaces se frottent contre les murs, leurs pattes grattent le sol mais le ressac des flots érode toute possibilité d'entendre ces sons.
La seconde porte s'ouvre sur une escouade de tortues de mer brillant toutes d'un même verni et figées dans une même pose. Saisies mortellement par des braconniers, saisies une seconde fois par la douane, la lumière des plafonniers semble achever de les saisir dans un éternel ballet collectif. Non loin, des alligators se tapissent, mâchoires entrouvertes, des crapauds, des serpents, des iguanes et d'autres reptiles semblent sortis des profondeurs d'un marécage cauchemardesque. L'épaisseur du silence m'empêche d'entendre les claquements de leurs dents s'entrechoquant et leurs sifflements sans fin.
À chaque porte qui s'ouvre, un univers du monde terrestre est découpé et entreposé. Les poissons sont gonflés comme des outres, apeurés pour toujours de l'absence d'eau ayant eu raison de leurs trépassements. Leurs peaux sont jaunies par un traitement les faisant tous ressembler à des harengs fumés. À la limite de tomber en poussière, ils résistent à cette violente déshydratation grâce à quelques produits chimiques. Seule une minuscule pieuvre noire à la gestuelle diluée semble encore s'agiter dans une petite boîte en plastique transparente.
Un dédale d'escaliers et de portes coupe-feux nous conduisent au sous sol. Nous débouchons sur un palier surplombant une immense volière silencieuse et ordonnée. Sidérés dans leurs élans, des milliers d'oiseaux semblent attendre la moindre inattention chez nous pour repartir de plus belle. Je circule dans une forêt d'étagères métalliques. Sa dimension et son échelle me projettent à hauteur de canopée. Malgré l'air apeuré des uns, moqueurs ou féroces des autres, mon visage se reflète dans leurs yeux en billes de verre avec une proximité jamais égalée. Dans ce lieu éthéré je les vois sans les entendre. Impossible de tous les regarder, tant la densité de volatiles est étourdissante. À chaque fois que je plonge mon attention sur une famille d'entre eux, immédiatement ceux situés en arrière plan m'attirent.
Plus les minutes passent, plus la lumière verte des grésilles insectes se diffusent dans mes yeux, plus le vertige s'empare de mon corps et plus la sensation d'un sanctuaire mortel s'éloigne. Il me semble alors percevoir quelques froissements d'ailes, puis d'autres plus lointains. Les milles et un oiseaux se déplacent tour à tour. ils changent de place. Ce faisant ils brouillent la piste de ma perception, ils se jouent de moi. La forêt de leurs tombeaux prend vie. Les feuilles de papier posées sur les étagères produisent au passage des volatiles les mêmes sons que celles des arbres. Tout bruisse, c'est délicat, à peine perceptible. Ces frottements s'amplifient à mesure que je progresse dans la réserve. Un murmure lointain comme une petite musique perce à travers les branchages. De loin en loin, du fond de l'immense grotte, ces milliers d'oiseaux composent un silence assourdissant comme un délicat souvenir de la vie. Le chant des réserves.
La tête emplit de ces échos je remonte à la surface de la réalité. La trace sonore de ce chant résonne encore longtemps dans mes oreilles après que la porte se referme sur cette étrange mélopée. Comme si la terre était à l'envers, la réserve des mammifères est au-dessus de cette forêt. Des fauves foudroyés dans leur mouvement côtoient leurs proies sidérées dans leur effroi. De ce face à face nait une tension optimale entre les corps des bêtes, dont les mouvements ne semblent retenus que par les tiges métalliques les scellant à leur socle. Les primates gesticulent comme des automates sans électricité, les fouines jouent immobiles et quelques têtes coupés gisent sur les étagères.
La dernière salle contient une collection de bocaux. Un poisson tente encore de s'échapper du produit chimique qui l'a immortalisé. Sa bouche tente de trouver dans l'air de quoi s'en sortir. Dans les bocaux voisins, des serpents, des batraciens et des embryons de chat cohabitent suspendus dans des liquides jaunâtres. Leurs yeux sont blancs, comme crevés, et la pigmentation de leurs peaux se perd au fond des bocaux. Les vitres poussiéreuses de la pièce offrent une vue jaunâtre sur un dehors inerte, comme pour stopper toute agitation de l'imaginaire. Seul le poisson et sa tentative de prise d'air paraît poursuivre inlassablement son entreprise de survie.
Étourdi et fasciné par cet amoncellement de souvenirs du vivant, je remonte à la surface du parking surplombant ce tombeau géant. Sur le chemin du retour, la voiture me berce dans une ville dont les rafales de vent produisent un écran de poussière, favorable aux rêves éveillés. Je rejoins les peurs bleus qui agitent les rêves de nos enfances, terrifiants.
L'enfant, la mort et l'animal
Texte et photographies de l'artiste
32 pages, format 20 x 27 cm
Graphisme : François Marcziniak
publication du Centre Photographique Marseille
"La cage aux oiseaux", résidence sur les quartiers nord.
2020
L'animal occupe malgré nous le moindre espace de nos vies ; réellement, métaphoriquement, graphiquement ou dans l'imaginaire. Il devient ici une figure de l'altérité, un vivant autre entre moi et « les habitants » qui ouvre la voix à des récits intimistes. Je découvre qu'il est à la fois un véhicule de douceur, un réconfort ou qu'inversement il suscite de la peur et de l'effroi. Il est souvent notre première expérience de la mort. Mais grâce à lui, celui qui souffre devient celui qui sauve et celui qui subit une forme de domination spatiale ou/et économique devient celui qui la ré-organise autour d'autres fragilités. L'animal ou le récit qui se fait avec lui, offre un écart sur les situations vécues et ses représentations.
Ce récit mêle des récits d'habitants de ces cités populaires des quartiers nord de Marseille et mes propres souvenirs, ceux d'une enfance aux pieds d'autres immeubles, toujours au bord de la ville là où l'animal vient se frotter à notre culture dévastatrice.
« Son visage raconte. Elle parle peu. Dans sa cité minière, ses animaux domestiques étaient des dindes, des chèvres et des cochons. À onze ans, les jeunesses hitlériennes la chassent de son Alsace natale, laissant derrière elle tous ces animaux de basse cour. La guerre chasse tout, ses souvenirs aussi. Les convois en train, la vie nouvelle, sans retour possible. Sur son mur, un chien berger en point de croix, ce n’est pas un berger allemand non c’était un malinois, me précise-t-elle. Elle murmure que parfois on vit mieux au milieu des animaux qu’au milieu des hommes. Ses yeux vont lentement de mon visage à la fenêtre et racontent ce que les mots peinent à nommer. L’appartement est calme. En contrebas les abattoirs sont fermés. Depuis son appartement, on distingue nettement son organisation spatiale. Ils arrivaient par convois entiers et attendaient leur tour. Le plus dur confie-t-elle c’était d’entendre pleurer les animaux que l’on tuait. Les chevaux sentaient la fin arriver, ça se voyait à leur agitation. Le pire c’étaient les cris des porcs. S’il y avait eu une horloge dans la pièce nous aurions entendu son mécanisme, mais il n’y en a pas et seules nos respirations rythment ce silence. Les objets qui décorent sa vitrine ne sont pas les siens. Sauf le cadre avec la photo du chien sautant un obstacle imaginaire. Il s’anime, il aboie, sort du cadre et vient lui lécher les mains. Elle a fermé ses yeux et elle sourit. « Quand même ce chien était formidable» dit-elle. Quand elle s’est cassé le fémur personne ne pouvait l’approcher. Il la protégeait. Il était intenable, presque sauvage. Après sa mort, elle n’a plus voulu d’animaux. Trompe la mort. »