Nous habitons une image de la prison

Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insider
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insider

Nous habitons une image de la prison 
Texte et seize photographies
Publication dans le rapport d’activité de Prison Insider
2022

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"Dans ma bibliothèque de souvenirs, des émotions contradictoires s'agitent en pagaille. Il y a dans le fond de mes yeux, dans le catalogue de mes images, toutes sortes de possibilités pour faire sortir, exister ou figer une représentation de ces lieux d'enfermements énigmatiques que nous nommons au singulier, la prison. Les écrivains Malaparte, Kafka et Genet s'invitent dans le cortège des mots qui fabriquent mon récit littéraire. D'autres comme Orson Welles ou Nelson Mandela me nourrissent de leurs poésies et de leurs engagements en 
miroir de la banalité du mien. À l'inverse, la déferlante médiatique sur la prison (relais d'une opinion consensuelle ?) ressemble à une parodie. Arc-boutée sur un même angle de lecture, elle singe cette triade : violence, surpopulation, nouvelles prisons. 
Pour autant, rien ne se fige dans mon esprit, je laisse glisser sur moi toutes les injonctions à penser, voir et fixer une lecture de ce que doit être une prison, sur comment elle est représentable, présentable. Je transpire sous l'effort à faire pour m'échapper de l'aporie que représente l'idée de la prison. Notre société feint de l'écarter tandis qu'elle en est le pilier central.

Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insader
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insider

Je transpire après avoir beaucoup cauchemardé en suivant l'agonie des vieilles structures issues de la IIIe République. La mort alors omniprésente est chassée par d'autres images nées de mon expérience avec et dans l'institution pénitentiaire. N'y a-t-il pas des scènes qui se cachent et des images qui se refusent à nous ? Fantômes dans les récits, elles sont bien vivaces dans la vie. Pourquoi les ignorons-nous ? Par pudeur ? Nous inquiéteraient-elles ? 
Je réfléchis aux images de mon travail sur la prison à faire figurer ici. Une question m'obsède. Avec quelles images de la prison habitons-nous ? Quelles sont celles qui s'imposent ou que nous nous imposons ? L'expérience est souveraine pour nous défaire des clichés, encore faut-il travailler cette expérience du réel sans s'y laisser piéger, sans s'en laisser trop conter non plus. Et l'univers carcéral est « un formidable conteur », l'imagerie qui en découle agite souvent les mêmes fantasmes 
ou angoisses, les mêmes révoltes ou les mêmes ignorances. Comment savoir si les images de la prison qui nous habitent nous appartiennent ? Voilà mon problème, je me retourne la question ici. 

Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insader
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insider

Comment partager la matière qui fabrique ma mémoire des lieux d'enfermement ? Avec quelles images de « la prison » j'habite ? Quels sont les indices du réel qui me permettent d'alimenter un processus artistique dérivant volontiers vers des formes poétiques mais également frictionnelles ? Mes images contiennent les germes d'un dissensus, utile à la discussion sur le dispositif même de la prison ainsi que sur la place que les acteurs y prennent, ou non. Habiter avec des images de la prison, habiter des images de la prison, c'est faire se superposer deux régimes de représentation ; celui d'un monde carcéral pensé comme clos et celui d'une société pensée comme ouverte (sic). Mon jeu est dangereux 
car mon expérience d'homme incarcéré est nulle. Mais les images de la prison habillent ma vie comme une seconde peau. Elles ont pour effet d'éclairer ou de polluer ma lecture d'endroits qui, dans la société du dehors, ressemblent à s'y méprendre aux codifications du dedans. Mal à l'aise, la sueur revient. Ma peau semble percée par ces histoires brutales racontées par les surveillant.es et les détenu.es. Mais mes yeux retiennent aussi leurs rires et leurs sourires. Cette série est un collage entre des photographies réalisées lors de mes enquêtes artistiques dans les prisons françaises et mon appartement. 

Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insader
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insider

Dans ces collages, les signes de l'enfermement se superposent avec une obsédante présence, à moins qu'il ne s'agisse des signes des enfermements que l'expérience de la prison m’aura permis de mieux lire ? Ma démarche artistique s'appuie sur ces indices de porosités entre des espaces réputés étanches et nous qui sommes dehors. Qui est ce « eux » ? Il est constitué de toutes celles et ceux qui tiennent, fabriquent et habitent le dispositif carcéral : les surveillant.es, les détenu.es, les insectes, les animaux, les plantes, le vent, la pluie, la lune, les oiseaux, les loups... Je dis vrai, voyez ce tigre bondissant d'un mur fatigué, nourri de la sueur des hommes, qui s'échappe de son mur pour finir délicatement tatoué sur le corps d'une femme surveillante. Partout, les murs transpirent de ces histoires que nous feignons de ne pas entendre. La porosité a besoin de tendresse pour exister aux yeux de chacun.e. Impossible, pensons-nous ! Les séparations à l'œuvre sont trop fortes, les architectures trop puissantes et les croyances trop instituées. Pas si sûr. Peut- être faut-il songer à inviter ces images que nous nions, pour penser les porosités entre nous tous. Il arrive parfois que la poésie agisse sur le politique. Enfin, peut-on indéfiniment échapper à la porosité des désirs et des désordres auquel l'imaginaire nous invite ? 
Le surveillant a posé sa main sur l'épaule du détenu qui pleure. Ses larmes coulent sur sa joue et ses mots sortent en cascade de sa bouche, comme des bulles de souvenirs. Il bave un peu, s'essuie, puis il reprend son souffle. Il lui raconte l'histoire de cet oiseau empaillé. Devant leurs yeux, les images de son enfance évanouie prennent vie, tandis qu'il tient dans le creux de sa main l'oiseau mort, vivant comme jamais."
Arnaud Théval 

Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insader
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insider
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insader
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insider
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insader
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insider
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insader
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insider
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insader
Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insider
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Arnaud Théval "Nous habitons une image de la prison" (2022) Prison Insider